DISTINGUER ET NOMMER
Ne nous énervons pas. Non seulement le Tout au-delà du tout, mais notre tout lui-même n’est pas un objet de connaissance. C’est une nuit étoilée où toutes les vaches sont noires, c’est un vertige romanesque. Ce n’est pas un objet du savoir.
L’escargot est un objet du savoir. La bataille d’Azincourt et le discours de la Saint-Crépin sont des objets du savoir.
L’acide désoxyribonucléique est un objet du savoir. Dans une certaine mesure, l’ambition, l’amour, la foi sont des objets du savoir. Pour connaître et savoir, il s’agit d’abord de distinguer.
Notre tout lui-même naît d’une distinction originelle entre le néant et le tout. La Création est une distinction : elle distingue le tout du néant, elle distingue le jour de la nuit, elle distingue l’eau de la terre, elle distingue les uns des autres – et elle nomme – les animaux et les plantes, elle distingue l’homme de la nature et elle distingue la femme de l’homme.
L’homme est lié à la nature et au tout comme les deux sexes sont liés l’un à l’autre. Mais ils sont, tous et chacun, distingués les uns des autres.
Distinguer, c’est nommer. Ce n’est pas par hasard que le Dieu unique des juifs ne peut pas être nommé : il est le tout indistinct dont il est interdit de rien dire. Dès qu’il se met, au contraire, à distinguer le tout du néant, Dieu se hâte de donner, ou de faire donner par Adam, des noms au Soleil, à la Terre, aux arbres, aux plantes, aux fruits, aux poissons et aux oiseaux, à toutes les espèces d’animaux, et à Eve. Il dit : « Que la lumière soit !» Et la lumière fut. C’est la voix de Dieu qui fit surgir tout ce qui existe. Lui dont on ne peut pas parler, il se manifeste par la parole, il crée avec ses mots, il est le langage même : il distingue et il nomme. Dieu est verbe chez les chrétiens. Il se confond, chez les musulmans, avec les mots du Coran. Il est interdit, chez les juifs, de détruire ce qui est écrit parce que Dieu est dans les signes qui expriment sa parole. Le nom de Dieu est ineffable et Dieu est dans les mots.
Il n’y a de savoir que du fini et du défini. Il n’y a de connaissance qu’à travers le langage. Ce qui n’est pas distingué et ce qui n’est pas nommé ne peut pas être connu.
Avant de vivre dans le tout qui n’est qu’un sujet de roman, nous vivons parmi les pommes et les poires, les williams, les passe-crassane, les doyennes du comice, les soldats-laboureurs, les beurré-hardy, parmi les chiens et les chats, qui s’appellent Médor ou Foutinou, sous la pluie et le soleil, dans le froid et dans le chaud, au fond de la Lozère, à Saint-Chély-d’Apcher, ou de la Mongolie, du côté d’Oulan-Bator, dans un siècle ou dans l’autre. Il y a la généalogie des reines de France. Il y a la grammaire et la syntaxe. Il y a, chez les Esquimaux, des mots innombrables pour désigner le blanc et ses subtiles variétés, le blanc de la neige, le blanc des ours, le blanc des nuages ou des glaciers.
Il y a des mousses et des lichens. Il y a des spins et des quarks qui jettent un pont paradoxal et proprement enchanteur entre les particules élémentaires et la littérature.
Il y a au fond de chacun de nous, lorsque nous nous laissons emporter par les eaux noires de la passion, des replis mystérieux et cruels où un dieu s’est caché. Il y a des endroits de notre pauvre cœur qui n’existent pas encore et où la douleur entre afin qu’ils soient. O mon âme, n’aspire donc pas au tout, mais épuise le champ des détails.